ce monde de conifères.
Et le long de la route, les suites d’un feu de forêt, les épinettes consumées de bas en haut. Il leur reste toujours une touffe, sorte de nid de sorcière, noirci mais tenace, à la cime du tronc rasé. On dirait des allumettes de bois, milliers de Redbird géantes plantées dans la terre carbonisée.
Je suis un paragraphe. Cliquez ici pour ajouter votre propre texte et me modifier. C'est facile.
Les verts, les verts de ce paysage. Sur une colline, rien que dans l’herbe, tu en dénombres trois, en camaïeu :
un vert fort et sauvage
un vert tendre et brillant
et un vert de paon, presque solennel.
Les distances très longues d’un hameau à l’autre. Avant d’entrer dans Buckinghorse River (là où un cheval, un jour, a refusé d’avancer?), ce panneau : « Check fuel / Vérifier le carburant ». Mais la pompe dans le bled semble faite pour les poids lourds, et les poids lourds seulement. Quel genre de fuel ç’allait pomper dans ma moto? Je préfère passer mon chemin, sûr qu’il y aura du pétrole au prochain lieu-dit.
À Prophet River, une enseigne Shell. Hourra! Je m’approche des pompes… elles sont mangées par la broussaille. Un spectacle étonnant, une ruine moderne, que ces pompes Regular et Diesel traversées de branches feuillues. Choses à bras, hommes rouillés, repris par la jungle boréale.
Misère, je n’ai pas assez d’essence pour gagner Fort Nelson…
Je m’apprête à reprendre la route, en versant mon espoir dans les deux petits jerricans que je transporte, comme des trésors, dans le coffre latéral de la moto, quand un homme sur un quatre-roues passe par là.
Planté à côté des pompes mortes, je lui envoie la main, et il comprend.
– You need fuel? You’re going to Fort Nelson? Wait a minute, I’m going to my sister’s. When I come back, follow me.
Il fait un saut chez sa sœur, dans l’une des petites maisons derrière, et revient aussitôt. Je le suis sur ma moto, par le chemin qui s’enfonce dans le bois, jusque chez lui.
– My name is Robin. This is my wife. This is my aunt. These are my children.
Il m’accueille parmi les siens, visages beaux aux traits natifs. Je m’y sens bien. La tante me demande :
– Where do you come from? Where are you going?
Je réponds Montréal, je réponds Whitehorse, mais elle voit plus loin, la tante, et elle me dit :
– You travel the world.
Robin va chercher un gros bidon dans la benne de son pick-up. Il n’arrête pas de me dire :
– You don’t have to pay me.
J’insiste.
– Okay, just give me ten dollars.
Je ne sais pas s’il le sait, mais je comprends : qu’il aurait voulu me donner l’essence, et que j’aurais voulu qu’il me la donne. En d’autres temps, ç’aurait été ainsi, mais on vit dans le monde d’aujourd’hui, et il a fallu que l’argent s’en mêle. J’ai compris, et je crois qu’il a compris, que si l’essence était dix dollars, le geste, lui, était gratuit.
J’hésite, puis je demande :
– This community, you’re a First Nation, right?
– Yes.
– What is your…
Je ne trouve pas le mot, et je vais reformuler ma phrase, quand Robin lance très justement :
– Our nationality? We are the Beavers. The Beaver Tribe.
Je suis dans la famille Castor. Ils ont leur maison, leurs provisions, et ils m’en donnent quelques gallons pour que je puisse continuer mon voyage, mon chemin nomade. « You travel the world. »
Quand je reprends la route, une belle ondée me salue, et je suis certain que si on pouvait mesurer l’eau de pluie qui m’atteint et me rafraîchit, ce serait la même quantité exactement, au millilitre près, que le pétrole dont Robin m’a fait grâce.